Au fil des ans, j'ai développé un mécanisme pour éviter et fuir les conflits à la maison. Chez nous, nous n'avons jamais appris à parler ouvertement. Quand je rentrais en pleurant parce qu’on s’en était pris à moi, ma mère me disait de ne pas en parler, parce que c'était un aveu de faiblesse. On nous a appris à dissimuler toute forme de souffrance et à l’expier autrement. Quand ma mère se sentait mal ou en colère, elle disparaissait simplement ou passait la journée au lit. Ma stratégie d'adaptation n'était pas très différente : à chaque conflit, je prenais mon vélo et je m'en allais. C'est pour ça que je passe plus de temps dehors qu’à l’intérieur depuis mon adolescence. En grandissant, quand j'ai commencé à avoir une plus grande liberté financière, je me suis mise à partir deux ou trois semaines.
Avec le confinement, la fuite n’était plus possible. J'étais obligée de rester à la maison, surtout en tant que patiente à risque. Les trois ou quatre premières semaines, je n'ai pas mis un pied dehors. J'étais coincée.
Je me suis retrouvée avec moi-même, mes pensées et ma famille.
Quelqu’un de spécial
J’aime ma famille, mais il y a pas mal de tensions entre nous. Petite déjà, j'étais considérée comme une enfant difficile. En grandissant, moi-même et mes parents avons compris que j'étais différente. J'avais les cheveux rouges. Je portais une boucle d'oreille et un bonnet. Même lorsque j'ai décidé de porter le foulard, j'étais différente parce que je parlais différemment, je pensais différemment et je recommençais à ruer dans les brancards. Du jour au lendemain, je suis passée d'un extrême à l'autre, et je suis devenue musulmane salafiste. Le principe restait pourtant le même : c'était une autre manifestation de ma rébellion.
Je ne suis pas sortie du placard, mais les indices sont tombés au fil des ans. L'année dernière, je suis allée à ma première Pride à Anvers. J'y ai reçu un drapeau arc-en-ciel. Un jour, je suis entrée dans la chambre de ma mère et j'ai vu ce drapeau accroché au mur. Elle l'avait trouvé et l'avait accroché parce qu'elle aimait les couleurs. J'ai flippé, je l’ai enlevé du mur. Quelques semaines plus tard, elle est rentrée à la maison en colère, parce qu'ils avaient peint le passage piéton dans notre commune aux couleurs de l'arc-en-ciel. Elle était fâchée parce que la commune ‘encourageait l’homosexualité’. Je pense qu'elle a alors fait le lien entre ce drapeau et l'arc-en-ciel. Je suppose qu'ils savent, quelque part.
J'étais et je reste la brebis galeuse de la famille. Mes parents et moi n'avons jamais vraiment tissé de liens. Nous vivons en famille sous le même toit, mais nous sommes toujours des étrangers.
Face à soi-même
Ces derniers mois, je suis restée claquemurée avec mes traumatismes, avec des souvenirs que j'ai toujours évités. Mais là, ce n'était plus possible. Comme je ne pouvais pas fuir, j'ai affronté mes pensées et je me suis confrontée avec moi-même. Je me suis complètement redécouverte. Ce moment de rencontre a été douloureux, mais aussi enrichissant. Je me suis forcée à m'arrêter et à réfléchir : « Que puis-je accepter de moi-même ? » J'ai fait une liste : musulmane, lesbienne, Belge, femme, trans, etc. Puis j'ai coché : « ça, je peux accepter », « ça, j'ai du mal ». Je me suis toujours considérée comme une musulmane, mais au fil des ans, j'ai eu de plus en plus l'impression que ma religion entrait en conflit avec mes autres identités. La question qui m'a le plus taraudée, c'est « en tant que lesbienne, puis-je encore être musulmane ? ».
La tenue du ramadan pendant le confinement a encore compliqué les choses. Normalement, je me sens très proche d'Allah au moment du ramadan, mais là, c'était l’inverse. Je ne pouvais pas aller à mes cours pour lire les textes avec les autres. J'ai donc lu des versets du Coran moi-même, mais je ne me suis pas sentie enrichie. Je n'ai pas jeûné avec ma famille une seule fois, parce que les conversations me poussaient à bout et que j'avais l’impression de ne pas être à ma place. J'ai essayé quelques iftars virtuels, mais le contraste avec mes amis, qui étaient en train de vivre un ramadan très spirituel, était trop grand. Mon ramadan m’a semblé très forcé. Je ne m'étais jamais sentie aussi éloignée d'Allah.
Enfin en sécurité
Un jour pendant le ramadan, je traînais sur Facebook et je suis tombée sur une publication d’Imaan, une organisation en Angleterre créée pour et par des LGB musulmans. J'ai vu qu’ils faisaient chaque semaine un iftar sur Zoom. Mon cœur a frémi de joie. Je me suis directement inscrite.
L'iftar suivant avait lieu trois jours plus tard. Je n'ai pas beaucoup dormi, de stress et d’enthousiasme. J’étais nerveuse, car je ne savais pas à quoi m'attendre : comment ça se passait, qui y participait ? Dès le début de la réunion Zoom, des règles claires ont été établies, me mettant à l'aise pour prendre de temps en temps la parole. Je me suis vraiment sentie dans mon élément. J'avais enfin l’impression d’être en sécurité dans mon environnement hostile : ma communauté était chez moi. Je pouvais écouter les gens qui étaient comme moi. Je ne me sentais pas comme une étrangère et je ne devais pas cacher une partie de mon identité. J'étais soulagée : je pouvais être lesbienne et musulmane.
Finalement, le confinement m'a rapprochée de moi-même. En réfléchissant à ce qui me mettait le plus mal à l'aise, je me suis mieux acceptée. Désormais, j'ose davantage être moi-même. Ce que j'ai lu dans les textes et les livres ces derniers mois, ce que j'ai vécu avec Imaan, c'est ce que j'ai ressenti toutes ces années, mais je n'avais jamais eu confirmation nulle part. J'ai enfin découvert l’islam gay-friendly.